L'Association des Amis de Pignerolle (ADAP) vous propose un nouvel épisode de la série "Histoires d'objets", présentant des objets issus des collections des adhérents de l'ADAP. Ces pièces de collection ont toutes un lien avec l'histoire du domaine de Pignerolle.
Une carte allemande de la Martinique (collection Emmanuel Blumstein)
La première fois que j’ai entendu parler de Pignerolle et de ses bunkers, c’est par l’intermédiaire d’une carte de la Marine militaire allemande représentant une commune de la Martinique. Un document qui date de 1942, que j’ai acquis au cours de l’hiver 2018 et qui provient de Pignerolle.
Vue du bunker amiral de Pignerolle (collection Meckel)
Depuis plusieurs années déjà, je menais des recherches sur la présence des sous-marins allemands dans les Antilles durant la Seconde Guerre mondiale. En effet, en 2012, tandis que je travaillais en tant que journaliste en Guadeloupe, j’entendis de la bouche d’un ancien l’histoire de ces redoutables et sinistres U-Boote qui venaient à la Guadeloupe couler des navires américains et se ravitailler auprès des marins de Vichy. Il y avait là largement de quoi piquer ma curiosité. Suffisamment pour tenter d’en savoir plus, et découvrir que le sujet a été très peu traité. Je ne m’en rendis pas immédiatement compte, mais il s’agissait là du point de départ de longues recherches qui ne se termineront peut-être jamais. Mais qui, pour progresser, nécessitent d’être alimentées par de nouveaux éléments et de s’appuyer sur des archives.
A l’hiver 2018, tandis que je me promène dans les allées du musée des Blindés à Saumur avec deux collègues, je fais la rencontre fortuite de Luc Braeuer, spécialiste des sous-marins que je connais bien. Il est accompagné de son ami Thibaut Wirth, un brocanteur. Luc explique spontanément à Thibaut que je mène des recherches sur une période bien précise dans un secteur bien précis : les Antilles françaises en 1942. Le plus naturellement du monde, Thibault m’annonce qu’il dispose d’une carte de marine allemande montrant le havre du Robert, à l’est de la Martinique. Je crois rêver. Nous convenons d’un rendez-vous à Angers et j’achète ladite carte.
Carte du havre du Robert, à la Martinique (collection Blumstein)
Plan actuel de la commune de Le Robert, à l'Est de la Martinique
Celle-ci est superbe et très bien conservée : l’originale a été établie en 1824 par des ingénieurs français, messieurs Monnier et Le Bourguignon Duperré. Elle est d’une précision incroyable et je suis impressionné par la finesse du découpage de la côte sur lesquelles apparaissent de rares habitations. Thibaut Wirth m’explique que cette carte, sur laquelle a été tamponnée le sigle nazi, provient des bunkers de Pignerolle, et qu’après la guerre, ces cartes de marine étaient parfois utilisées par les écoliers de Saint-Barthélemy-d’Anjou qui s’initiaient au dessin au verso de celles-ci !
Enfant devant le bunker infirmerie de Pignerolle (SK Sanitat),
à l'époque de la cité d'urgence (fonds Mercier)
Un marquage au dos indique qu’il s’agit en réalité d’une copie effectuée par la Kriegsmarine, la marine de guerre allemande, au début de l’année 1942. Ce type de document était embarqué à bord des U-Boote qui partaient des bases de sous-marins du littoral Atlantique. Les premiers sous-marins qui ont mis le cap sur les Caraïbes partaient de Lorient, ma région d’origine. En ce début d’année 1942, à la suite de l’entrée en guerre des États-Unis, les U-Boote ont carte blanche pour mener des assauts devant les côtes américaines et, plus loin encore, vers la mer des Caraïbes et le golfe du Mexique où naviguent, sans protection, des centaines de pétroliers alimentant la machine de guerre américaine. De 1942 à 1944, ils vont y commettre un carnage, coulant 400 navires, m’indiquera plus tard Luc Braeuer.
Salle radio du FdU West dans le Stab bunker de Pignerolle (collection Meckel)
Pourquoi les Allemands disposaient-ils d’une telle carte de la Martinique ? S’agissait-il d’identifier des « havres » où se mettre à l’abri du côté des îles alors administrées par le régime de Vichy, ami de l’occupant allemand ?
Trop heureux de ma découverte, je prends en photo la carte et je poste aussitôt ma découverte sur Facebook. Par le biais de mes relations, un journaliste installé en Martinique, Gilles Filiau, prend contact avec moi. Il m’indique que là-bas, des tas d’histoires existent au sujet des U-Boote. Lui-même, dans le courant des années 1990, a enquêté sur la rumeur de la présence d’une épave de sous-marin allemand, qui se situerait à l’est de l’île. Il me rapporte qu’un Martiniquais lui a confié que, tandis qu’il travaillait dans une usine sucrière durant la guerre, il avait croisé sur un ponton des sous-mariniers allemands venus se ravitailler, et adoptant une attitude plutôt brutale avec lui.
Dessin extrait du documentaire "A l'anse Richer... soudain la guerre" d'Emmanuel Blumstein
Printemps 2019. Période de chômage. Je termine un contrat à Ouest-France à Laval et je m’interroge : après avoir collecté des témoignages sur la présence des sous-marins en Guadeloupe, cette carte ne serait-elle pas en train de m’indiquer qu’il est temps d’aller fouiller du côté de la Martinique ? En mars de cette année-là, je me rends donc sur place, procédant au besoin à la méthode du porte-à-porte. Je ne suis pas déçu et je collecte un nombre épatant d’informations sur la présence allemande après avoir mené des investigations dans la côte Est. Je ne découvre pas beaucoup d’informations du côté du havre du Robert. Mais en poussant mes investigations un peu plus au nord, à Trinité et Sainte-Marie, je rencontre des passionnés d’histoire qui m’affirment qu’effectivement, des rumeurs courent depuis quatre-vingts ans sur la présence mystérieuse des sous-marins allemands dans ces contrées discrètes. Il se dit que les U-Boote venaient régulièrement se ravitailler au niveau d’un lieu baptisé l’anse Richer. Je découvre également que les Américains, fâchés de la présence récurrente des U-Boote dans les parages des côtes martiniquaises, envisagent au cours du printemps 1943 un débarquement militaire pour mettre un terme à cette menace allemande qui s’agite sous leur nez. Je rencontre également la famille d’Edouard Attely, un octogénaire qui me raconte, en créole, avoir vu deux bombardiers américains attaquer un sous-marin allemand durant la guerre. Il m’explique tout cela et je le note soigneusement.
Lors de ces recherches, je n’ai pas pu amener la carte avec moi, mais j’avais pris soin de la photographier pour la montrer à mes interlocuteurs. J’en ai depuis acheté une copie à Thibaut, et j’envisage d’offrir un des deux exemplaires aux archives de la Martinique.
Affiche du film documentaire "A l'anse Richer... soudain la guerre" écrit par Emmanuel Blumstein
Enfin, un film-documentaire est né de ces recherches, il s’intitule : « A l’anse Richer… soudain la guerre ». Dans le générique d’ouverture, lorsqu’apparaît le titre, on peut voir la carte de Pignerolle ! Elle établit ainsi un lien presqu’invisible entre la région d’Angers et les Caraïbes.
Présentation-débat du film documentaire d’Emmanuel Blumstein « A l’Anse Richer, soudain la guerre... » au cinéma les 400 coups
Le 26 juin 2023, notre ami journaliste et documentariste Emmanuel Blumstein est venu échanger avec le public angevin au terme de la diffusion de son film
« A l’Anse Richer, soudain la guerre... », réalisé avec Christian Foret.
Il nous a raconté l’histoire d’une quête incroyable née à partir de la découverte d’une carte de la Marine allemande de la Martinique, et provenant de Pignerolle : en quoi la Kriegsmarine s’était-elle intéressée aux Caraïbes, et comment cette paisible Martinique où il avait vécu avait-elle pu devenir l'un des théâtres d’un conflit mondialisé, même au sein de la discrète anse Richer ?
Présentation du documentaire "A l'anse Richer... soudain la guerre" au cinéma Les 400 Coups d'Angers
Emmanuel Blumstein s’est lancé dans une longue enquête auprès de nombreux témoins et historiens spécialisés sur le passé obscur de la Martinique de l’amiral Robert, fidèle au régime réactionnaire de Vichy. Il faut dire que malgré les apparences, la lointaine Martinique recelait des enjeux de taille, comme ces trois bâtiments de guerre français des plus conséquents : le Jeanne d’Arc, l’Émile Bertin et le seul porte-avions de notre flotte, le Béarn ! Quand on sait qu’ils débarquèrent de surcroît une partie de l’or des Banques de France, de Pologne et de Belgique évacué après la débâcle, il y avait de quoi susciter les convoitises aussi bien des Anglais, des Allemands, que des Américains qui croisaient tout autour.
Le porte-avions "Béarn" (photo Marius Bar, domaine public)
Mais c’est la déclaration de guerre de l’Allemagne à ces derniers qui déclencha l’opération Neuland en 1942, véritable curée des U-Boote sur les navires américains alors sans défense, et l’attaque du terminal pétrolier d’Aruba au large du Vénézuela, vital pour les alliés. Durant cette opération, un incident de tir sur le pont d’un U-Boote provoqua une grave blessure à la jambe au lieutenant von Dem Born, lui valant un débarquement clandestin sur l’île pour éviter qu’il ne décède. Il y demeura ainsi un certain temps, sous la bienveillance discrète des autorités de l’amiral Robert, avant d’être rembarqué par ses compagnons d’arme. Il faut dire que le climat se tendait plus que jamais, l’aviation américaine se livrant à une chasse impitoyable aux U-Boote, fussent-ils dans les eaux territoriales françaises. Pourtant, les sous-mariniers allemands rodaient toujours autour de l’île pour se réapprovisionner en vivres et en poissons frais auprès des pêcheurs locaux, soit au large, soit à terre à l’issue de débarquements furtifs.
Mais de ces échanges secrets opérés par peur ou par appât du gain, aucune trace écrite, tout reste à l’état de rumeurs inavouables aujourd’hui encore dans l’île.
Interview d'Emmanuel Blumstein
(extrait du JT d'Angers Télé du 23 juin 2023) :
Emmanuel Blumstein est néanmoins parvenu à nous révéler de façon vivante et passionnée comment, telle une boite de Pandore, une simple carte allemande provenant de Pignerolle l’avait amené à lever un pan méconnu, complexe et quelque peu embarrassant de l’histoire de nos concitoyens ultramarins.
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